L’idéologie a conduit à vouloir faire disparaître l’industrie

Vous sortez votre dernier livre, « Capitaines d’industrie ». L’occasion de vous poser la question : l’industrie a-t-elle un avenir en Europe?
Il y a une insuffisance de soutien de l’industrie. Les dernières mesures, en France,montrent que ça ne va pas dans le bon sens. La crise énergétique pénalise les industries de façon dramatique, et faire un grand numéro avec la distribution d’argent public via des chèques énergie aux citoyens n’est pas de niveau face à la difficulté que nous sommes en train de traverser.

Qu’est-il possible de faire ?
Les mesures prises ne touchent pas directement le marché de l’énergie, qui est erratique et qui conduit à ce que les coûts pour les entreprises n’aient plus rien à voir avec les coûts réels de production… Il faut revenir à un coût pour l’entreprise qui tient compte du coût effectif de production.

Les coûts flambent avec la guerre en Ukraine. Mais c’est une crise plus profonde. Dans ce contexte, que penser de la défiance vis-à-vis du nucléaire ?
C’est une erreur fondamentale. La crise de l’énergie actuelle, qui n’est pas née de la guerre en Ukraine, est née il y a deux ans, quand les prix du gaz ont commencé à augmenter. Cela montre que l’éolien et le solaire, étant des sources intermittentes,nécessitent des centrales pilotables. Et elles sont au gaz et au charbon, ces centrales.Donc on ne peut pas dire qu’avec l’éolien et le solaire, on oublie l’énergie fossile.

Problématique…
C’est dramatique pour l’Europe. Et pour la France, qui paie son énergie très cher alors qu’elle en produit pour pas cher. Ce qui pénalise les industriels et les contribuables.Nous vendons une énergie 42 euros le mégawattheure à partir des centrales nucléaires et nous en rachetons à 600 ou 1 000 euros le mégawattheure sur le marché européen,construit artificiellement par la Commission européenne.

Le parc nucléaire français montre quelques problèmes, avec une trentaine de réacteurs à l’arrêt…
Il y avait de la maintenance qui a été retardée à cause du Covid-19. C’est une erreur fondamentale qui a été faite, que ce soit par le gouvernement ou l’entreprise. Et nous la payons très cher. Ce sont des problèmes de corrosion que nous connaissons depuis une dizaine d’années mais sur lesquels nous n’avons pas agi. La peur a conduit à considérer que parce qu’il y a eu un problème sur un réacteur, ceux qui ont été construits à la même époque devaient également s’arrêter. De plus, ce n’est pas le circuit primaire qui a des problèmes mais le circuit de contrôle. Il y a des possibilités de faire mieux, rapidement, avant l’hiver, mais il faut y mettre les moyens.

Le discours anti-nucléaire français ambiant date d’il y a près de 30 ans, avec l’arrêt de Superphénix…
En 1997 oui, ils ont été arrêtés. Et pour les réacteurs à neutrons rapides, qui sont développés en Chine, en Russie, aux États-Unis, il y avait le programme Astrid en France… Mais il a été arrêté en 2019. La prise de conscience du gouvernement date de la guerre en Ukraine. C’est grave.

La sortie généralisée dans plusieurs pays européens, c’est se tirer une balle dans le pied selon vous ?
Soit il y a le nucléaire, soit le renouvelable avec le gaz et le charbon. Le problème doit être posé de cette façon. Les gens doivent comprendre. Et maintenant, en France, les gens commencent à comprendre que cette dépendance au gaz et au charbon est une stupidité écologique. On ne peut pas faire de l’écologie en étant anti-nucléaire. Les écologistes de Suède et de Finlande commencent aussi à le dire. Il y a aussi l’aspect de la dépendance en métaux, dans tout ce qui est électrification… C’est un problème fondamental qui est sous-estimé depuis des années. Le lithium, le cobalt et le nickel sont aussi rares que les autres… Ils ne sont pas rares mais il faut gérer la sécurité d’approvisionnement, surtout si la demande explose… Il est clair qu’on n’aura pas la possibilité de faire les batteries comme on l’envisage tel qu’on le fait aujourd’hui. “Cette hypocrisie va nous amener à la récession.”

Que pensez-vous de l’électrification généralisée du parc automobile ?
A l’heure actuelle, on parle de pénurie électrique en Europe et on subventionne les véhicules électriques alors que nous sommes incapables de faire un business model correct au niveau des bornes. On est toujours à environ 60 000 bornes et on ne voit pas comment les augmenter, car celui qui fait la borne n’arrive pas à se payer. Il est dépendant de l’Etat. Ce n’est pas intéressant pour l’investisseur, en particulier avec les prix actuels de l’électricité. Il y a un problème de fond. Ça ne fonctionne qu’avec de l’électricité pas chère. Il va falloir que l’Europe revienne sur la notion de véhicules électriques pour tous en 2035. Comme le dit Carlos Tavares, de Stellantis, je pense qu’il y aura cohabitation. La moitié du monde n’aura pas le réseau électrique qu’il faut pour avoir uniquement des véhicules électriques. Par conséquent, la voiture thermique continuera d’être utilisée. Et il faudra continuer à les alimenter. On n’interdit pas des choses si on n’est pas capable de mettre en place l’alternative. La réalité rattrape aujourd’hui l’idéologie.

En Europe, on parle de réindustrialisation mais le veut-on vraiment ?
C’est ça la question. Quand j’étais patron de Rhone-Poulenc (groupe chimique devenu Aventis par la suite et finalement absorbé par Sanofi , NdlR), j’avais une usine de terres rares (métaux ou éléments chimiques présents dans de nombreux domaines, donc l’électronique, NdlR) à La Rochelle, en France. Mais à l’époque, de manière générale, on n’a pas voulu conserver les terres rares, polluantes, à La Rochelle. On a préféré fermer l’usine et l’envoyer en Chine. On peut continuer cette hypocrisie générale… mais cette hypocrisie va nous amener à la récession…

L’Europe fait mine de comprendre qu’elle a besoin de se réindustrialiser, comme dans les semi-conducteurs… Mais cela reste-il trop superficiel ?
C’est souhaitable mais la Commission européenne n’a toujours pas compris les ordres de grandeurs. On souhaite créer une industrie des semi-conducteurs à l’image du groupe taïwanais TSMC. Mais on met cinq milliards sur la table là où Taiwan en met 100, alors qu’ils sont déjà en avance. L’Europe n’a clairement toujours pas compris ce qu’est l’industrie. On a l’impression de prêcher dans le désert.

Il y a des freins pour développer cette industrie chez nous ?
Oui. La compétitivité de l’Europe est pénalisée avec des réglementations qui sont uniquement pour l’Europe et nous empêchent d’exporter. Et cela nous conduit à importer des biens qu’on ne peut pas produire.

L’industrie en Europe peut-elle être compétitive ? On parle beaucoup de l’innovation,mais est-ce suffisant ? Et que penser du coût de la main-d’oeuvre ?
Le problème du coût de la main-d’oeuvre est une donnée. On l’a traité dans le passé et nous sommes capables de le faire. Par contre, le coût des investissements environnementaux et l’ensemble des règles prises par la Commission sont impossibles à tenir, en particulier avec le prix de l’énergie qui s’envole à cause d’un marché artificiel. Et si notre industrie disparaît, nous disparaîtrons. Et on est sur ce chemin…

Vous critiquez également les règles environnementales en Europe. Mais ne faut-il pas des mesures exemplaires ?

Si, sur les vingt ans qui viennent de s’écouler, vous ne voyez pas de transformation fondamentale de la manière de faire de l’industrie, c’est que vous êtes aveugle. Mais l’idéologie conduit à vouloir toujours plus et à faire disparaître l’industrie. Il y a un discours des idéologues visant à la faire mourir, pour plus de bonheur…

Ce discours change un peu…
Un peu oui, dans les paroles. Mais pas encore dans les mesures. Les lois restent anti-industrielles. Il faut laisser du temps aux industries pour se transformer. Tant qu’on n’a pas cette conception, en France comme en Belgique, on fera des erreurs et on les paiera très cher.

Et par rapport aux limites de la planète ?
Il faut prendre des mesures qui correspondent aux solutions que nous avons. Tant qu’on n’a pas de solutions, c’est compliqué. Et il faut les initier, ces solutions, évidemment.Mais prendre des mesures sans solutions, c’est pousser à exporter notre industrie ailleurs, délocaliser nos activités. Il faut augmenter l’innovation et développer des solutions compétitives. Mais on ne peut pas faire des investissements à hauteur de son chiffre d’affaires, sinon on ne peut pas s’en sortir.

En tant qu’ancien patron d’Elf (1989-1993), un groupe actif dans l’énergie fossile tout de même, comment voyez-vous l’évolution de la question énergétique ?
Au lieu de parler d’éradication du fossile, il faut voir comment il est possible de continuer à l’utiliser de manière intelligente. Il est clair que tous les pays à l’extérieur de l’Europe vont continuer à utiliser les énergies fossiles. Il ne faut pas se raconter des histoires. Il faut revenir à la réalité. Le monde ne change pas grâce à une décision d’une personne à la Commission. Le changement se produit grâce aux prix. C’est quand une technologie est moins chère qu’on y passe. Il y aura donc cohabitation. C’est comme pour le téléphone fixe et mobile. Il y a eu cohabitation pendant longtemps. Tant que le mobile avait des défauts et était cher, le fixe restait. Désormais, il disparaît. L’évolution est liée à la satisfaction du consommateur. Le patron, ce n’est pas le gouvernement, c’est le client.

Vous avez eu quelques ennuis judiciaires avec Elf. Pour vous, l’entreprise était unlevier politique pour la France à l’époque…
C’est très simple, Elf était le bras armé de la politique française en Afrique. La plupart des États dans lesquels nous étions implantés sont des États dont le pétrole était le poumon économique, et Elf était une sorte d’ambassadeur permanent en Afrique de l’Ouest et Centrale. Et tout le monde est d’accord là-dessus.

Vous avez payé les pots cassés de ce « bras armé » de la France… ?
Voilà… On peut dire ça.

Au niveau énergie, à long terme, comment faire ? Les besoins augmentent…
Il faut plus de nucléaire, plus d’hydraulique et accepter la cohabitation des énergies. En France, on défait l’hydraulique pour des questions de poissons qui doivent remonter dans les rivières. Tout ça est stupide. Il faut des priorités. L’hydraulique, c’est du renouvelable pilotable, contrairement à l’éolien et au solaire. Et les besoins de la population n’acceptent pas les caprices du vent et du soleil. Donc ce qui est pilotable est essentiel.

L’Europe, solution ou problème, selon vous ?
Si on ne la réforme pas, elle est cuite. L’Europe de l’énergie n’a pas existé à cause des antinucléaires et des pro-nucléaires qui n’ont pas su discuter. Il y a une nécessité d’avoir une Europe. Mais pas celle-là. Si elle ne redevient pas une Europe forte, avec de la croissance, elle est morte.

5 commentaires sur “L’idéologie a conduit à vouloir faire disparaître l’industrie

  1. Très bonne analyse sur l’état de l’industrie en France. Nous avons tous grandi avec la doxa écolo les usines polluent et que l’on vivrait mieux si on les fermait… Nous vivons encore dans ce système de pensée qui est autodestructeur. Les municipalités cherchent à mettre « plus d’arbres en ville », bref la campagne à la ville…
    Sachant que l’économie mondiale est un marché avec pays qui sont en concurrence, on pourrait aussi imaginer que des pays concurrents, les US, aient tout à gagner à ce que l’Europe se deindustrialise et perdre son indépendance énergétique. Les écolos anti-nucléaire sont les meilleurs alliés des US et de tous nos concurrents, n’est-ce pas ?

  2. Je suis totalement en accord avec vos propos, cependant je pense que nous sommes dirigés par des incompétents, le problème est » comment changer et positionner les bonnes personnes aux postes stratégiques (j’ai dans ma carrière travaillé pour Sacilor fleuron en Lorraine, Shell Chimie et autres)

  3. Cher Loik, merci pour cette très remarquable synthèse, fondée sur une analyse logique et implacable des menaces de toute sorte qui pèsent sur l’industrie européenne. Le manque de lucidité et de pragmatisme de l’écologisme politique nous conduiront (si rien n’est fait) « droit dans le mur ».
    Des contacts LinkedIn commentent votre article en vous demandant d’agir auprès des députés Européens ; mais la machine Européenne semble hors de contrôle et les industriels l’ont semble-t-il compris. Ainsi, Carlos TAVARES annonce qu’il cessera de produire des motorisations thermiques dès 2026. Ahurissant !

  4. Cher Loïk,
    L’analyse est pertinente, l’Europe se fourvoie au nom d’une doctrine alors que toutes les Nations du monde embrasse le pragmatisme !
    Nous sommes devenus des herbivores entourés de carnivores.
    Puisse votre message arriver jusqu’aux « élites », c’est à dire ceux qui détiennent le pouvoir afin que la réaction soit à la hauteur de l’enjeu !

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