S’il n’y avait que les sous-marins vendus à l’Australie… : radioscopie des abus de position dominante commis au quotidien par les États-Unis

Qu’il s’agisse d’utiliser secrètement leurs extraordinaires moyens de surveillance ou d’agiter l’extra-territorialité du droit américain, les entreprises américaines ne reculent devant rien, et encore moins dans des secteurs économiquement stratégiques.

Atlantico : La polémique continue d’enfler entre la France et les Etats-Unis après que ces derniers ont doublé l’Hexagone en signant un contrat avec l’Australie pour la vente de sous-marins. Les Etats-Unis sont-ils coutumiers de ce genre d’abus de position dominante ?

Franck DeCloquement : Bien au-delà des postures ridiculement émotionnelles, allégrement délivrées par des zélateurs accointés des relations transatlantiques, c’est à un cruel retour au réel auquel ont à se heurter aujourd’hui ces petits soldats de l’influence américaine dans l’hexagone face à la défaite commercial déloyale de nos sous-marins en Australie. « Les Etats n’ont pas d’amis, uniquement des intérêts ». Et cette petite leçon de chose est naturellement valable entre les alliés que nous sommes pourtant. Cette antienne semble-t-il oubliée par de très nombreux dévots et lobbyistes aux ordres, se rappelle désormais cruellement à leurs bons souvenirs depuis quelques jours à peine, sous la forme d’une aimable douche froide diplomatique…

Rappelons-nous par exemple, les augures prémonitoires du livre d’un Hadrien Desuin : « La France atlantiste, ou le naufrage de la diplomatie », paru aux éditions du Cerf en 2017. Sa quatrième de couverture est aujourd’hui plus qu’éclairante sur ce qui est en train de se passer : « Comment, en dix ans, la France est-elle devenue la vassale de l’Amérique ? L’Élysée, le supplétif de la Maison-Blanche ? Le Quai d’Orsay, le sanctuaire du néo-conservatisme ? Comment, sur deux quinquennats, Nicolas Sarkozy puis François Hollande ont-ils enterré la politique d’indépendance qu’avaient poursuivie Charles de Gaulle et François Mitterrand ? Comment Bernard Kouchner puis Laurent Fabius ont-ils imposé au ministère des Affaires étrangères l’idéologie atlantiste promue par des cercles libéraux et des intellectuels médiatiques ? Comment ce moralisme nous a-t-il conduits à l’impuissance et au cynisme ? De 2007 à 2017, de l’Afghanistan à la Libye et à la Syrie, de Téhéran à Ryad et de Moscou à Kiev en passant par Washington, Bruxelles et Berlin, du Conseil de l’ONU et du Commandement de l’Otan à la Commission européenne, c’est la face cachée de notre démission diplomatique, faite de redditions historiques, d’erreurs stratégiques et de carences militaires, que révèle ici l’auteur. » Un essai magistral pour qui veut comprendre, appelant à ce que la France retrouve enfin l’intégrité et la singularité que le monde attend d’elle. Nous y sommes…

Comme nous avons tous pu le constater, depuis bien des décennies, sous couvert de lutte contre la corruption, le terrorisme et bien d’autres prétextes fallacieux, les Américains affaiblissent certaines entreprises stratégiques adverses pour mieux se positionner sur les marchés mondiaux à des fins concurrentielles ou d’hégémonie stratégique. Et dans le cas présent, c’est naturellement à une guerre économique souterraine que se livrent les Etats-Unis contre les autres nations, entreprises françaises et européennes y compris. Le tableau est assez édifiant. Les derniers atermoiements sur l’affaire de la vente avortées de sous-marins français aux australiens en est le démonstrateur flagrant pour de nombreux esprits naïfs, férus « d’amitiés » et de postures « énamourées » vis-à-vis de Washington. Ils en sont aujourd’hui naturellement pour leurs frais après nous avoir vendu le retour en amitiés de nos deux nations, avec l’élection d’un Joe Biden à la maison blanche.  Hors, il n’en est rien naturellement. À la fin du XXe siècle, l’Amérique mesura parfaitement les enjeux de ce nouveau front économique à l’échelle mondiale. Débarrassé de l’ennemi soviétique, Washington – devenu « Gendarme du monde » – déclarait sans coup férir que sa priorité absolue était définitivement la défense de ses intérêts économiques et stratégiques sur le reste de la planète. Initiée par le président Bush père, la politique nationale d’intelligence économique s’est poursuivie puis grandement consolidée à travers les actions très fortes en la matière de son successeur démocrate, l’aimable Bill Clinton. À partir de 1993, sa présidence reformate entièrement son administration et ses centrales de renseignement, pour les mettre en ordre de bataille dans cette nouvelle posture stratégique : du Département du Commerce au Département d’Etat, jusqu’aux agences de sécurité nationale et de renseignements elles-mêmes, tous les fonctionnaires sont mobilisés et mis en ordre de bataille pour affronter cette guerre économique sur les terrains économiques et concurrentiels extérieurs. Après la chute du mur de Berlin, les Américains ont eu un temps le sentiment d’avoir accompli leur mission : éradiquer définitivement la menace communiste. La démonstration de force qu’ils réalisent dans le Golfe hisse les États-Unis au rang d’hyperpuissance incontestée selon les célèbres mots d’Hubert Védrine. En 1991, l’Union soviétique disparaît et l’Irak rentre dans le rang. Plus rien ne s’oppose réellement à l’Empire américain et son hégémonie planétaire : « fin de l’histoire » selon Fukuyama pourrions-nous dire, s’inspirant en cela des thèses d’Alexandre Kojève. Washington réoriente alors ses priorités nationales sur la défense des intérêts économiques de la Nation. Les présidents Bush fils et Barack Obama en personne on naturellement poursuivit puis amplifiés l’œuvre de leurs prédécesseurs en dessinant un monde qu’ils ont continué « à travailler » pour les États-Unis. Occupé par deux guerres successives de très grande ampleur  (Afghanistan et Irak), George W. Bush fut un peu moins actif dans la défense des intérêts commerciaux américains que ses coreligionnaires. A la différence de Barack Obama, qui lui tentât de liquider les guerres de Bush fils et de préserver à tout prix la puissance économique de l’Amérique face à des concurrents internationaux de plus en plus agressifs. Bien que disruptive, la présidence de Donald Trump, n’a fait que renforcer encore cet état de fait dans une continuité persistante et sans faille. C’est ce à quoi nous faisons face aujourd’hui, n’en déplaise aux plus ravis : un total changement d’ambiance en somme. Celui-ci sera-t-il durable et persistant sur le long terme ? Nul ne le sait à cette heure, tant les esprits sont versatiles au grès de leurs accointances du moment et de leurs intérêts bien compris. Jacques Dutronc dans « l’opportuniste » nous l’a chanté talentueusement sur tous les tons… Les retournements de vestes sont naturellement la règle.

Loïk Le Floch-Prigent : Sur cette question des sous-marins, il semble que les USA soient sous la pression de la géopolitique voulant arrimer l’Australie à leurs cotés pour le conflit larvé avec la Chine. Ils acceptent, de fait que l’Australie devienne un Etat nucléaire ! Mais les abus de position dominante sont permanents dans la politique américaine pour des raisons plus commerciales depuis des années et nous avons fini par les accepter. Il est intéressant de constater que, cette fois-ci c’est une affaire essentiellement politique. Mais souvenons-nous de toutes les autres actions de nos amis américains pour empêcher les ventes d’armes françaises, le combat acharné contre les Rafales de Dassault, par exemple, mais aussi l’utilisation des données pour fragiliser les entreprises européennes dans tous les secteurs, l’affaire Alstom, l’affaire Siemens, Volkswagen… et l’extraterritorialité qui a permis des amendes colossales dans bon nombre d’entreprises de notre Continent ! Mais cela a toujours existé, avec plus ou moins de mauvaise foi et c’est la raison essentielle de la sortie de l’OTAN décidée par le Général de Gaulle.

Quels sont les moyens dont disposent les entreprises et l’Etat américain pour s’assurer la domination sur les marchés ?

Franck DeCloquement : Les outils « soft » ou « coercitifs » pour parvenir à cette mise en coupe réglée des esprits et des cœurs pour peser sur nos décisions nationales sont innombrables, et s’exercent naturellement depuis des décennie : lois sur l’extraterritorialité du droit, écoutes planétaires et ingérence Cyber tous azimuts par les agences de sécurité Nationale, Alliance Atlantique, législation spéciale sur l’anti-corruption et le financement du terrorisme, le Cloud Act, le Privacy Shield, le Patriot Act, le Freedom Act et leurs nombreux avatars souvent secrets en vertu de la législation spéciale sur la Sécurité Nationale, Executif Order présidentiels, captation de nos data via les Cloud privés aux mains des GAFAM, déstabilisations labiles multi-spectres et guerre de l’information ourdie à travers les nombreux réseaux sociaux-professionnels ou amicaux, labellisations amont de nos futurs leader nationaux à des fins d’entrisme politico-diplomatiques, dans le but avoué de peser un jour sur les décisions du pays,  etc… Ce florilège à la Prévert n’est bien entendu qu’une mise en bouche introductive que nous ne pourrions décliner en quelques lignes seulement. Nombreux sont ceux qui se laissent séduire et prendre quant aux sirènes « amicales » de nos chers cousins. Le vertigineux livre de Clément Fayol paru chez Fayard en octobre 2020, « Ces français au service de l’étranger », est aussi là pour nous le rappeler sans fard dans son sous-titre : « Affairisme, mélange des genres ou naïveté : quand nos élites oublient la France ».

Bien que connu de toutes et tous, le constat est vertigineux et reste accablant aux oreilles du profane : « Mondialisées et heureuses de l’être, trop de nos élites ont perdu le sens de l’intérêt national. Hommes politiques, hauts fonctionnaires, espions ou chefs d’entreprise se sont reconvertis dans la défense d’intérêts étrangers. Quitte pour certains à soutenir des positions antagonistes à celles de la France. États-Unis, Chine, Russie, Émirats du Golfe ou anciennes colonies : les puissances étrangères recrutent en masse au sein de l’intelligentsia française pour gagner du terrain dans les luttes de pouvoir et d’influence. Nicolas Sarkozy, Dominique de Villepin, Dominique Strauss-Kahn, Bernard Kouchner recyclent leur carnet d’adresses et le prestige acquis dans leurs fonctions. D’anciens hauts fonctionnaires deviennent lobbyistes pour Apple, Amazon, Huawei, General Electric ou pour des fonds activistes qui déstabilisent notre économie. Naïveté coupable ou compromission ? Une partie de nos élites a en tout cas oublié la devise qui donnait sa raison d’être à l’ENA :  » Servir sans s’asservir.  » Fondée sur de nombreux témoignages et documents exclusifs, cette enquête implacable apporte un éclairage inédit sur les guerres de l’ombre qui se jouent loin des yeux du grand public. »  Fermez le ban. En l’occurrence, la messe est dite…

Loïk Le Floch-Prigent : Les moyens sont énormes, Internet, les Gafam, la justice américaine, l’OTAN, les composants critiques de certains matériels disponibles sur autorisation expresse du Département d’Etat… on entrevoit aujourd’hui ce qu’est le rouleau compresseur américain lorsqu’il veut quelque chose, comme lorsque le Canada a du arrêter les discussions avec la France pour la fourniture de sous-marins nucléaires il y a une dizaine d’années, tout est bon pour « America First » mais il est des nations qui se soumettent plus vite et plus complètement que d’autres comme l’Arabie Saoudite, le Royaume Uni, l’Allemagne…

Il y a tout un arsenal d’intimidations et de mesures coercitives qui sont utilisées avec brutalité par cette association entre les gouvernants américains, leur justice et leurs grandes entreprises, en particulier dans les techniques de pointe.

Y-a-t-il des secteurs où les Etats-Unis sont particulièrement prompt à chercher à s’assurer de maîtriser la concurrence ?

Franck DeCloquement : Très schématiquement, tous les secteurs stratégiques ou la guerre économique fait naturellement rage entre états, sont évidemment visés par cette insatiable appétence de pouvoir unilatéral et de puissance économique : l’aéronautique, le spatial et le satellitaire, le médical, l’énergie, la finance internationale, la blockchain, le secteur des télécommunications, du cyber, de l’armement, de la data intelligence, du stockage et de la maitrise des données – Cloud –  des matières première et des terres  rares, etc… La liste est longue et la aussi non exhaustive et limitative. De nos jours, il est devenu finalement assez banal d’évoquer la guerre économique tant sa réalité : elle semble représenter désormais  une évidence après la mandature Trump. Dans son acception la plus fréquente la guerre économique renvoie à la mise en œuvre par les États d’un ensemble de pratiques orientées vers la recherche de puissance économique, commerciale, industrielle, technologique et/ou financière, certaines d’entre elles sont loin d’être neuves dans l’histoire du capitalisme et du monde, en règle générale. Bien au-delà de son seul aspect sémantique premier, l’un des problèmes que nous semble poser l’utilisation de cette expression, est qu’en se focalisant sur certains aspects de la phase de mondialisation en cours, elle tend à en masquer – ou tout au moins à en renvoyer à l’arrière-plan – le versant indéniablement politique. Certes, au cours de ces dernières décennies, la concurrence sauvage s’est fortement intensifiée à l’échelle mondiale, la montée en puissance des pays émergents, la révolution des nouvelles technologies de l’information et de la communication, la déréglementation et la globalisation financière en ont été de puissants accélérateurs. Mais à force de considérer que la guerre aujourd’hui, c’est fondamentalement la guerre économique, c’est-à-dire de privilégier le champ de la « géo-économie » sur celui de la « géopolitique », on en vient à négliger des questions essentielles de la volonté politique qui se cache derrière ces pratiques de prédations. Car au demeurant, la guerre économique reste un processus et une stratégie décidée par un Etat, une administration, dans le cadre de l’affirmation de sa puissance sur la scène internationale. Elle se mène sur des champs multifactoriels par l’information, sur les champs économiques et financiers, technologiques, juridiques, politique et sociétaux.

Bien que C. Schmidt en 1991 n’ai pas hésité à la qualifier de « pseudo-concept,  l’idée même de la « guerre économique » c’est toutefois aujourd’hui imposée très fortement dans les esprits comme la forme moderne de la guerre. Une idée qui est également très largement ancrée, tant dans les opinions publiques des pays développés, que chez nombre d’économistes occidentaux, d’experts en stratégie internationale et de responsables politiques de gouvernement ou d’opposition. Les débats qui ont été menés au cours de ces dernières années autour de la question des délocalisations, du patriotisme économique, des différends commerciaux qui opposent certains pays, de l’extraterritorialité du droit, des OPA hostiles, du cyber et de l’agressivité tous azimuts, voire de la concurrence déloyale exercée par la puissance américaine ou les économies émergentes, sont là pour en témoigner quotidiennement. Et cela n’est qu’une mise en bouche, face au prochain choc des titans qui se profile, entre les deux mastodontes que sont les Etats-Unis et Chine.

Loïk Le Floch-Prigent : Il est clair que de tout temps les Américains ont voulu se doter des armements les plus sophistiqués avec un coup d’avance sur tous les autres pays. Il y a donc eu un conflit permanent sur ce sujet avec la France qui a toujours été un aiguillon scientifique et technique pour l’hégémonie américaine. L’Union Soviétique n’a jamais rivalisé vraiment car l’informatique n’était pas son point fort. Désormais la Chine est dans un rapport de forces dans tous les domaines et nargue les USA en termes de  dépenses militaires mais aussi en technicité, y compris les technologies numériques. Et donc les USA essaient de mettre tous les alliés avec eux pour contenir leur nouveau rival. Mais pendant le même temps l’industrie américaine essaie de dominer l’ensemble du monde, y compris l’Europe, désunie, qui ne se défend guère. Ce dossier sous-marin qui heurte notre orgueil n’est finalement pas aussi important sur le plan commercial, c’est l’arbre qui cache la foret de la puissance américaine qui utilise un rouleau compresseur pour écraser une grande partie de l’industrie de ses alliés. Notre pays, pas plus que les autres pays européens, n’est pas encore rentré en résistance, on a accepté toutes les provocations américaines depuis notre rentrée dans l’OTAN. L’Europe n’existe pas, à cet égard, mais la désindustrialisation de la France, sa dette et sa bureaucratie nous ont mis en situation de faiblesse. On pourrait dire que ce dossier peut nous conduire au réveil en considérant que, désormais, les USA nous ont autorisé à vendre nos sous-marins nucléaires au monde entier puisque ce sont eux qui ont commencé en 2021 avec l’Australie, mais pour être vraiment des challengers crédibles, il faut reconstituer nos forces, c’est l’enjeu de la réindustrialisation indispensable à notre survie.

3 commentaires sur “S’il n’y avait que les sous-marins vendus à l’Australie… : radioscopie des abus de position dominante commis au quotidien par les États-Unis

  1. Quelques problèmes de relecture.
    « Hors, il n’en est rien … »: « Or »
    « Les présidents Bush fils et Barack Obama en personne on naturellement poursuivit puis amplifiés … »: « … ont… poursuivi…amplifié… »
    « … la différence de Barack Obama, qui lui tentât de liquider…: « …tenta… »

    Peut-être devrions-nous renouveler par un traité de paix et d’amitié le geste de la France du Général, premier pays du bloc occidental à reconnaître la République populaire de Chine. Uniquement pour enquiquiner les USA.

  2. Grace à l’Amérique, peuple de péquenots protestants , imbue de lui mème et hautains se fait un plaisir de laisser (à nouveau) tomber les français, moitié catholique, moitié marxiste et petitement imbues et hautains eux aussi, peuple qui carburent aux ricanements anti-idiots et anti-fascistes en se prenant pour le centre du monde des gens qui pensent. Ils se condamnent (les français) à des gueules de bois de plus en plus déprimantes sur leurs illusions perdues de « petite nation ».
    Quand on est une sourie… on ne donne pas de leçon au chat! mais on se doit d’adopter la maxime « À bon chat, bon rat » : se dit de deux ennemis aussi persévérants l’un que l’autre… un bon chasseur trouvera toujours un adversaire à sa hauteur, un rat plutôt qu’une sourie! mais cela ne flatte pas notre orgueil de « grande nation »… Dommage.

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