Il faut regarder les chiffres de la désindustrialisation en face

Le Gouvernement a fait de la réindustrialisation, depuis la crise Covid notamment, une priorité nationale. Peut-on considérer que le déclin industriel est enrayé et que la France se réindustrialise ?

Pas du tout. Je constate une différence colossale entre le discours et l’action. Il ne suffit pas de dire qu’on a réindustrialisé. Il faut regarder les chiffres de la désindustrialisation en face. On a subi en 20 ou 30 ans une diminution très importante de la part de l’industrie dans le PIB, alors que ce n’est pas le cas dans les autres pays européens. Nous sommes maintenant presque au niveau de la Grèce, qui n’est pas un grand pays industriel et qui est très en retard par rapport à tous les autres. Nous sommes, de loin, le pays de l’Union européenne qui s’est le plus désindustrialisé ces dernières décennies.

Donc non nous n’avons pas réindustrialisé. On a baissé et on continue de baisser et ceci pour un certain nombre de raisons.

La première c’est que l’industrie est certes la grande industrie qui se développe à travers tous les pays du monde mais c’est aussi en France, pour 85% de l’emploi et de valeur ajoutée industriels, la petite industrie. Cette petite industrie correspond soit à des niches, soit à de la sous-traitance, soit à l’imbrication de chaînes de valeurs, les uns travaillant pour les autres. Or, c’est cette petite industrie qui a été et qui reste aujourd’hui maltraitée, par exemple par les prix de l’énergie.

Notre industrie encaisse depuis maintenant des mois des prix de l’énergie extrêmement forts qui ont réduit toutes leurs marges.

D’autre part, cette petite industrie a été maltraitée par le contexte dans lequel elle évolue. Il s’agit du contexte fiscal, réglementaire ou encore du droit du travail.

Les faillites de ces petites entreprises industrielles ont augmenté de façon considérable ces derniers mois et cette augmentation va se poursuivre faute de sursaut.

Face à cette situation, les chefs d’entreprise, petits et moyens, perdent le moral. Ils sont confrontés tous les jours à des difficultés nouvelles.

Alors certes on parle beaucoup d’aides, de subventions et de coups de pouce. Mais tout ceci a conduit à considérer que les industriels sont des mendiants. Nous n’avons jamais et nous n’accepterons jamais d’être considérés comme des mendiants. Nous ne travaillons pas pour demander des aides. Ce n’est pas le sujet. Le sujet c’est d’avoir des conditions adéquates pour pouvoir se développer.

Quels sont d’après vous les atouts qui permettront à la France de se réindustrialiser si les bonnes décisions sont prises ?

La première bonne décision à prendre serait de revenir à un coût  pour les entreprises de l’énergie proche du coût de production et non pas un prix artificiel. Cette décision est la plus urgente. Nous avions jusqu’à présent une énergie abondante et bon marché, qui a été un des rares facteurs de compétitivité de notre industrie.

Nous devons aussi supprimer une grande partie de la bureaucratie et des règlements qui pèsent sur nos industriels. Cette décision aurait deux avantages. D’une part, elle permettra de donner un coup de pouce considérable à l’industrie puisque des normes et règlements sont chronophages et coûteux pour nos entreprises. D’autre part, cette décision permettra aussi de diminuer les dépenses publiques, et par conséquent de diminuer les impôts.

A cet égard, le sujet des impôts et des cotisations sociales, bien que classique, ne doit pas être ignoré. Lorsqu’un industriel français classique paie, par exemple 6 000 € à un employé, ouvrier ou cadre, celui-ci reçoit 3 000 € dans sa poche. Un concurrent suisse, italien ou allemand paiera 6 000 € mais son collaborateur recevra 4 000 €. C’est un point fondamental pour comprendre notre manque de compétitivité.

Je reste néanmoins positif. Nous avons de belles innovations, nous sommes de bons industriels globalement, nous avons un personnel exemplaire. Désormais il s’agit d’arriver à lui donner des carrières confortables, et que le travail puisse permettre à ces gens-là de vivre décemment.

De nombreux plans d’investissements européens ciblant des filières ont été lancés, par exemple dans la filière des batteries électriques, ou des semi-conducteurs. Pensez-vous que la France peut tirer profit de ces filières et améliorer sa position dans l’industrie européenne ou qu’il s’agit d’une forme de concurrence déguisée ?

C’est un combat intéressant. Il nous reste une belle industrie nationale, avec de grands industriels et un tissu de petite et moyenne industrie spécialisé dans certains domaines qu’il nous faut développer, par exemple dans l’électronique ou les semi-conducteurs.

Néanmoins, j’ai un désaccord sur la méthode. Il ne s’agit pas d’avoir un plan, qui consiste à interroger des intellectuels pour savoir ce qu’il faudrait faire ou financer. Nous devons d’abord, et avant tout, faire ce que nous demande le client. Ce n’est ni l’Etat, ni la Commission européenne qui peuvent déterminer ce qu’est le marché à la place des clients. Ce serait une erreur économique et même philosophique fondamentale que de penser l’inverse. Il ne suffit pas de mettre de l’argent dans un plan de filière, encore faut-il un marché et des clients.

Ces plans visent également à être indépendants sur certains marchés. Nous devons réfléchir à cette notion d’indépendance. Il arrivera de toute façon que nous soyons dépendants de quelqu’un. L’indépendance, c’est à la fois savoir quelles sont les dépendances et choisir ses dépendances. Chacun finit par être dépendant d’un autre. Nous devons donc faire en sorte que d’autres pays stratégiques soient dépendants de la France dans certains domaines.

Nous devons donc faire confiance aux industriels, repartir d’une philosophie qui place le marché et le client au centre de la réflexion industrielle, et enfin repenser la question de l’indépendance.

Vous évoquez la question de l’indépendance. Nous savons que la France est souvent le premier pays d’accueil des investissements étrangers en Europe. On sait par exemple que la voiture la plus produite en France est la Toyota Yaris. Est-ce que vous pensez qu’il faut se réjouir de ces investissements qui créent des emplois et qui participent au redressement de l’industrie ou est-ce qu’il faut déplorer la dépendance que ces investissements peuvent générer aux capitaux étrangers et aux technologies étrangères ?

Le fait de dire en permanence que la France est attractive pour les capitaux étrangers est une preuve que nous n’avons pas résolu le problème des fonds propres des entreprises. Nous avons conduit des entreprises industrielles à s’endetter, puis nous avons expliqué aux entreprises endettées qu’il fallait qu’elles se vendent parce qu’elles étaient trop endettées. C’est notamment du fait de ce raisonnement, qui ne date pas d’hier, que nous avons massacré l’industrie française.

Or, le fait de vouloir résoudre ce problème en attirant les capitaux étrangers ne résout rien. Il faut que cela vienne de chez nous.

Ce sont les industriels qui peuvent dire quelle est la technologie sur laquelle il va falloir miser. Les industriels prennent des risques qui les obligent à prendre la bonne décision. Les responsables étatiques sont forcément dans le conformisme donc ratent l’avenir.

Nous devons reprendre de l’avance dans certains secteurs. Nous avons les moyens de le faire. Ce n’est pas en faisant des ronds de jambes aux industriels asiatiques pour qu’ils viennent avec leurs technologies que nous allons y arriver.

Comment la France et l’Europe doivent-elles répondre au protectionnisme chinois et à l’Inflation Reduction Act (l’IRA) américain pour défendre nos parts de marché ?

On s’est fait beaucoup d’illusions sur la mondialisation heureuse. On a dirigé l’OMC, et celle-ci n’a eu de cesse de nous tondre. On s’aperçoit aujourd’hui des conséquences sur nos économies et notre souveraineté.

Nous sommes aujourd’hui très dépendants des savoir-faire à la fois américains et chinois. Or, on ne peut pas s’engager trop fortement dans une bataille protectionniste car nous sommes trop dépendants, et nous ne voulons pas risquer de ne plus vendre nos produits.

Nous devons donc étudier le protectionnisme de nos partenaires commerciaux filière par filière, entreprise par entreprise. Et ne surtout pas se précipiter à faire des grandes déclarations que nous sommes incapables d’appliquer.

Nous avons fait des erreurs colossales et nous continuons. La dernière en date est de bannir les voitures thermiques. Les voitures thermiques et électriques vont devoir cohabiter. Le monde ne va pas s’électrifier du jour au lendemain.

Nous sommes, de façon caricaturale, des radicaux, c’est-à-dire que nous prenons toutes les décisions de manière dogmatique.

On ne peut pas à la fois vouloir développer de façon indifférenciée la voiture électrique sur l’ensemble des pays européens et de l’autre craindre des pénuries d’électricité. Nous manquons de cohérence.

Comment peut-on concilier les impératifs environnementaux et la transition écologique avec la préservation de l’industrie ?

Les impératifs environnementaux et industriels sont conciliables avec la réindustrialisation si nous arrêtons de faire de l’idéologie et si nous entamons une véritable politique de préservation de l’environnement. L’industrie européenne et française est plus propre que l’industrie asiatique.

La voiture électrique, qui est chinoise aujourd’hui, est une voiture qui pour 50% va être réalisée grâce à l’énergie du charbon. Nous remplaçons donc des voitures qui roulent au diesel et faites en France par de l’électricité nucléaire, par des voitures qui sont fabriquées grâce à du charbon, et qui roulent, en Allemagne par exemple, grâce à de l’électricité produite avec du gaz et du charbon.

La France a mené longtemps une politique des fleurons nationaux avec des très grandes entreprises, contrairement aux Italiens ou aux Allemands qui ont plutôt une politique de PME et d’ETI. Est-ce que vous pensez que la France a suffisamment protégé ses fleurons et développé un tissu industriel de petites et moyennes entreprises ?

D’abord, nous n’avons pas suffisamment défendu nos fleurons, comme Péchiney, Alstom ou Lafarge. Ces entreprises sont mortes ou se sont faites racheter à cause d’une politique d’endettement et non pas de fonds propres. Nous n’avons pas de fonds de pensions, et nous n’avons pas fait de fonds souverain suffisant.

D’autre part, nous n’avons pas suffisamment protégé nos PMI pour qu’elles deviennent des ETI pour des raisons d’impôts de succession. Tous les pays qui avaient envie de développer un tissu industriel florissant ont essayé rendre la transmission d’entreprises familiales simple.

La reconstruction d’un tissu d’un tissu de PME et d’ETI passe par une révision totale de la manière dont la transmission d’entreprises peut se faire. Il suffit de s’aligner sur les autres grands pays industriels européens.

Au-delà des problèmes classiques de fiscalité et de réglementation, les industriels font aujourd’hui face à d’importantes difficultés de recrutement. Comment peut-on donner envie aux Français de travailler dans l’industrie ? Et comment peut-on mieux former les Français pour leur donner les compétences utiles à l’industrie d’aujourd’hui et de demain ?

Il faut d’abord reconstituer au niveau national un intérêt pour l’industrie. L’idée que l’industrie est un secteur d’activités sale doit être bannie. L’industrie paie bien, offre des perspectives de carrières intéressantes et est gratifiante pour ses salariés.

Nous avons fait des progrès sur l’apprentissage et l’alternance. Je considère donc qu’en termes d’enseignement, nous sommes en train de revenir sur les défauts majeurs que nous avons eus dans le passé.

Ce retour de l’industrie dans la formation professionnelle est néanmoins forcément lent.

L’exemple du retour de l’industrie nucléaire en France, notamment au Creusot, nous donne de l’espoir, et nous prouve qu’il est possible de recréer une filière professionnelle, à conditions de s’en donner le temps et les moyens. Pour former un soudeur dans l’énergie atomique il faut sept ans.

En conclusion, vous ministre de l’Industrie demain en France, quelles sont les trois mesures que vous prendriez pour redresser l’industrie française ?

J’ai été d’abord directeur de cabinet du ministre de l’industrie puis j’ai choisi ensuite d’être industriel, je le suis resté, je le suis toujours. Je raisonne en tant que citoyen industriel.

D’abord, la priorité est celle des fonds propres. Nous disposons d’une masse colossale de 3000 milliards d’assurance vie. Or, nous n’avons ni de fonds de pension, ni de fonds souverain, Bpifrance étant une belle initiative mais ne disposant pas d’une masse de capitaux suffisamment importante pour avoir un véritable impact macroéconomique.

Il y a deux méthodes pour pallier cette aporie. Soit on permet à l’assurance-vie de réaliser des investissements risqués dans l’industrie mais à potentiel haut rendement. Soit, on change de système de retraites et on passe à un modèle de retraites par capitalisation.

Cette politique de fonds propres doit conduire à un abandon progressif de la politique d’endettement.

Ensuite, il faut retrouver une compétitivité par rapport à nos concurrents. Cette compétitivité passe par une baisse des prix de l’énergie en France. Il suffit de sortir du marché européen de l’électricité et de faire en sorte que les prix sur le marché de l’électricité se rapprochent des coûts de production pour donner aux industriels français un choc de compétitivité. De plus, il faut faire des économies sur les injonctions contradictoires de l’ensemble du système normatif et réglementaire.

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