Les conséquences d’un contre-choc pétrolier

N’en déplaise à ceux qui, en Europe, ont déjà tourné la page, la réalité planétaire est différente.
Le pétrole continue à faire tourner le monde.

Dans une économie mondiale largement dominée encore par le pétrole, la chute de la demande occasionnée par le quasi-arrêt des mobilités dû au confinement d’une large partie de la population mais aussi l’augmentation de l’offre ont conduit les cours du pétrole à s’effondrer jusqu’à atteindre des niveaux qui ne permettent plus la rentabilité de certaines zones de production.
Chacun s’interroge donc sur l’avenir, en particulier les pays producteurs et tous ceux qui vivent de l’or noir, secteurs pétrolier, gazier et parapétrolier, et bien sûr les consommateurs. Et cela même si après avoir atteint des prix aberrants, négatifs sur certains contrats à terme à la fin du mois d’avril, le baril est depuis remonté, soutenu à la fois par la baisse de production concertée de l’Opep et de ses alliés et par la remontée de la consommation mondiale à la sortie des différents confinements. Avant tout, il faut faire preuve d’une grande prudence et d’humilité. La grande constante de l’expertise de toutes ses années de fluctuation économique, c’est que l’on se trompe toujours lorsque l’on se hasarde à faire des prévisions. J’ai moi aussi commis des raccourcis qui se sont révélés erronés, ce qui incite à la modestie et oblige aussi à une analyse la plus rigoureuse de la situation actuelle.

Des réserves pour une centaine d’années

Tout d’abord, le baril étant tombé très bas, autour de 20 dollars (avant de remonter ensuite à bien plus de 30 dollars), la première observation est de savoir qui peut supporter sans perdre de l’argent de continuer à produire. Les premiers visés, et c’est une des raisons de la surproduction orchestrée par certains États dont l’Arabie saoudite  et la Russie, sont les producteurs non conventionnels, ce qui est communiqué comme les spécialistes du « pétrole de schiste » essentiellement aujourd’hui américains. La zone de rentabilité est autour de 35 dollars, et par conséquent, les comptes du pétrole américain ne sont pas bons aujourd’hui, mettant en péril l’équilibre des compagnies productrices, ce qui est le but recherché par la concurrence. Toujours autour des 20 dollars, beaucoup de producteurs gagnent encore de l’argent, mais beaucoup moins que leurs besoins budgétaires, ce n’est donc pas la production pétrolière qui peut poser problème chez eux, mais l’équilibre social de leurs pays ou régions. Par exemple, l’Arabie saoudite a réduit ses prestations sociales drastiquement début mai, qu’en sera-t-il ailleurs et quelles en seront les conséquences ?
Le deuxième constat est celui des capacités de réserves. On l’a souvent dit, les réserves charbonnières connues sont encore énormes, les réserves pétrolières et gazières  continuent à croître selon les investissements de recherches, mais on peut considérer qu’avec un baril non plus à 20 dollars, mais à 60 dollars, comme hier, le monde a des réserves pétrolières et gazières pour encore une bonne centaine d’années. Ce constat de poursuite possible longue de la production a conduit les antifossiles à demander l’arrêt de la prospection et le maintien dans le sous-sol des gisements connus et encore inexploités. Nos générations vivantes aujourd’hui ne connaîtront donc pas de pénurie physique de fossiles. Les fossiles représentent encore 85 % de la consommation d’énergie primaire mondiale, et, par ailleurs, les applications industrielles, hors énergie, correspondent à environ 20 % des produits issus des raffineries de pétrole ou reformeurs de gaz. Nos économies sont donc durablement dépendantes des hydrocarbures.

Deux à trois ans de prix bas

Enfin, il faudrait être aveugle et sourd pour ne pas prendre en considération la demande des pays développés à respecter notre environnement et dans ce but à restreindre les effets de la combustion à la fois sur les pollutions, ce qui est mesurable, et sur le climat. La chasse au charbon et aux hydrocarbures a fortement gagné les esprits et il n’est pas une publicité qui ne se targue d’une « verdeur » qui apparaît prometteuse. Être « vert » ou « bio » est devenu synonyme de pureté retrouvée et il est difficile de résister à cette vague d’émotions sans être accusé de complicité de destruction. Ainsi, les compagnies pétrolières deviennent-elles des spécialistes de l’énergie et leurs actionnaires exigent de « verdir » leur communication tout en maintenant les rentabilités. Les subventions accordées au solaire, à l’éolien, à la méthanisation, les raccordements payés par la collectivité, l’apparition d’une économie de concurrence artificielle avec les biocarburants et autres, conduisent les actionnaires à observer une rentabilité satisfaisante du « greenwashing » orchestré. Par conséquent, tandis que les purs sont satisfaits d’une décroissance des énergies fossiles, les lobbies financiers sont également contents des incitations des politiques publiques qui viennent au secours des orientations qu’ils préconisent. Avec un baril à 60 dollars, il n’y a pas d’alternative qui tienne sans
une augmentation importante de la tonne carbone, à 20 dollars toute l’économie énergies nouvelles n’a plus voix au chapitre ! La « neutralité carbone » des énergies  nouvelles doit être appréciée depuis l’extraction des matériaux jusqu’à leur disparition ou recyclage, et la comparaison des coûts d’exploitation a besoin d’un baril à des prix plus élevés. Il ne faut pas oublier le charbon, particulièrement compétitif pour les pays qui l’exploitent, de la Pologne à l’Inde ou à la Chine.
L’économie, on le sait, n’est pas une science exacte, il serait illusoire de vouloir tirer de ses observations une certitude sur l’évolution des extractions de fossiles et des cours du pétrole dans les prochaines années. La politique des États, producteurs comme consommateurs, et les ego des dirigeants des États, les considérations électorales ou de maintien de leaderships autoritaires, viennent apporter de l’irrationnel à la fois dans le présent et surtout dans le futur.
Lors de l’apparition du pétrole et gaz non conventionnels, les grands pays pétroliers avaient voulu stopper l’expansion des forages aux États-Unis avec un maintien des productions et d’un prix bas sur les marchés : échec retentissant car les progrès techniques suscités ainsi ont fait chuter les coûts de moitié. On est passé en quelques années dans l’extraction américaine de 70 dollars à 35 dollars de prix de revient. Mon imprudence me conduit à penser que la conjonction de concentration chez les producteurs américains, de travail effectué par les compagnies encore prospères et de la perspective de conserver une autonomie pétrolière nationale vont conduire à un point mort
de 20 dollars le baril. La capacité des entreprises à bénéficier des lois américaines sur les faillites (Chapter 11) et les provisions accumulées dans le secteur bancaire vont permettre aux Américains de ne pas donner raison aux autres pays producteurs. Le prix des hydrocarbures va donc, c’est un point de vue, rester bas pendant un ou deux ans.

Et à la fin, le grand gagnant, c’est La Chine

Les bénéficiaires de cette situation sont les pays consommateurs, l’Europe en général et la France en particulier, et la Chine, bien sûr, qui en faisant varier son mix  énergétique – charbon, pétrole, gaz, nucléaire – pour satisfaire les besoins de son économie, est en train de sortir grande gagnante de cette pandémie. Si les pays européens continuent dans leur voie de « Green Deal», c’est-à-dire de poussée de l’économie artificielle des secteurs biocarburants, solaire et éolien, la Chine, grand et unique pourvoyeur d’une grande partie du matériel utilisé, ne pourra que se féliciter de la sortie de crise. La chasse aux hydrocarbures orchestrée par la Commission européenne et sa timidité à l’égard du nucléaire sont les prémices d’un déclin ravageur pour un grand nombre de pays déjà en mauvaise posture après deux mois de confinement. La
seule manière de s’en sortir sans mécontenter une population désireuse de « verdeur » serait de redéfinir non l’objectif écologique mais les solutions préconisées par la technocratie, profitant ainsi d’un coût des hydrocarbures bas pour orienter les consommateurs vers des investissements dans les économies d’énergie et abandonner la politique antinucléaire et antifossiles. Les perdants pendant cette période vont être les sociétés parapétrolières, les pétroliers voulant réduire leurs investissements
d’exploration et de production moyennement rentables, leurs sous-traitants directs et indirects vont considérablement souffrir : rareté des commandes et tensions
sur les prix, situation déjà connue plusieurs fois dans les dernières décennies. Les compagnies pétrolières elles-mêmes vont essayer de se réfugier vers les secteurs lucratifs, en particulier ceux du « greenwashing ». Les États producteurs dans toutes les régions du monde vont être déstabilisés par des mois et années de disette conduisant
soit à des révoltes populaires à l’issue incertaine soit à l’accentuation de régimes autoritaires déjà fortement confiscateurs de richesses. Compte tenu de la surproduction actuelle, il faudrait une cascade de mauvaises nouvelles pour créer une déstabilisation durable et une poussée des prix vers le haut. La diminution de la demande est telle qu’aucun grand producteur ne va accepter de réduire drastiquement son quota. Ce sont donc les États petits producteurs qui fléchissent aujourd’hui, réduisant de moitié au moins leurs budgets. Cette crise du pétrole va être au centre de la géopolitique mondiale, comme c’est le cas depuis une centaine d’années.
N’en déplaise à ceux qui, en Europe, ont déjà tourné la page, la réalité planétaire est différente. C’est bien autour de l’histoire du pétrole que l’on doit une nouvelle fois réfléchir, et le monde des démocraties va avoir fort à faire à maintenir à la fois son économie et ses valeurs.

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